« Némésis médicale. L’expropriation de la santé », est un essai d’Ivan Illich (1926-2002) publié en 1974 et réédité en 2021 aux éditions du Seuil.
Si je vous en parle aujourd’hui, c’est qu’il invite à une réflexion très intéressante sur les effets pervers de notre système de santé.
Cet ouvrage est aussi une occasion de s’interroger d’un point de vue philosophique sur le regard que nous portons sur notre santé en tant que patient et notre condition humaine en général.
50 ans après sa publication, tous les sujets abordés sont encore étonnamment d’actualité, comme vous allez pouvoir le constater.
La santé, une industrie comme une autre ?
Elle est loin, l’époque des médecins de famille et du pharmacien qui préparait dans son officine les remèdes les plus courants.
La santé est aujourd’hui normalisée, dépersonnalisée, conçue pour répondre au plus grand nombre en suivant des protocoles standards.
Les médicaments sont produits par de grands groupes industriels, les médecins suivent des protocoles bien précis, la notion de vocation se perd peu à peu, l’écoute du patient se fait rare…
En somme, nous assistons depuis quelques décennies à une déshumanisation de la santé.
Nous ne sommes plus des patients avec leurs spécificités propres, mais nous sommes rangés dans une catégorie de malades dont le parcours médical sera peu ou prou le même en fonction des cases que nous cochons.
Or, Ivan Illich nous dit qu’à-partir du moment où la société institutionnalise un moyen (la sphère médicale dans son ensemble) afin d’atteindre un but (soigner), ce moyen finit par devenir dysfonctionnel et par nuire au but qu’il est censé servir.
C’est ainsi, que selon lui, la médecine dans sa globalité en est venue à nuire à la santé.
En effet, l’institution devient alors contre-productive et tend à aliéner l’être humain.
En quelque sorte, Illich nous dit que nous devenons dépendants, dans tous les sens du terme, de cette institution.
Prenons un exemple peut-être plus parlant :
Que deviendrons-nous si l’Internet, les réseaux informatiques, venaient à ne plus fonctionner ?
La société s’effondrerait à coup sûr.
Nous serions comme des enfants abandonnés dans une forêt hostile.
Eh bien, en ce qui concerne la santé, nous sommes aujourd’hui devenus ces enfants.
Nous n’avons plus aucune autonomie, le système de santé nous a plongé dans une sorte de « confort » qui en réalité nous est préjudiciable.
Subir ou agir, telle est la question !
Illich oppose en fait deux modes de fonctionnement : le premier est « autonome » et le second « hétéronome ».
Ainsi, on peut se maintenir en bonne santé en menant une vie saine, en multipliant nos connaissances, ou confier notre santé à des thérapeutes professionnels.
Dans l’idéal, le mode hétéronome se doit de rester un moyen au service de l’autonomie et ne pas devenir une fin en soi.
On parle bien là d’un concept que je défends de longue date : « rester acteur de notre santé ».
Illich évoque aussi le fait que la santé n’est pas une affaire de chance ou de malchance : ce n’est pas une question de hasard.
En partie peut-être, mais la plupart du temps, nous sommes dépendants de notre environnement et de la façon dont nous nous adaptons à cet environnement.
Le subissons-nous ou avons-nous suffisamment de recul pour nous en préserver ?
Acceptons-nous le fait de mal nous nourrir ? Trouvons-nous normal de vivre dans un environnement pollué ? Sommes-nous fait pour vivre dans une frénésie permanente ? Etc.
La confiance aveugle que nous accordons à notre système de santé ne nous a-t-elle pas finalement éloignés de notre meilleur thérapeute ? À savoir : nous-mêmes !
Nous pouvons, en effet, accepter de vivre dans un environnement que nous savons pertinemment néfaste pour nous et nous en remettre corps et âme au système de santé en cas de conséquences fâcheuses, mais dans ce cas, sommes-nous dans le vrai ?
Illich nous dit : « de plus en plus de gens sont convaincus que, s’ils vont mal, c’est qu’ils ont en eux quelque chose de déréglé, et non qu’ils réagissent par un refus d’adaptation à un environnement ou des conditions de vie difficiles, et même parfois inadmissibles. »
En ce sens, il ne faut pas croire que la médecine est là pour nous préserver.
La médecine est le recours de la dernière chance, lorsque toutes les solutions pour garantir notre santé ont été mises en œuvre et se sont révélées inefficaces.
Une toute puissance contre-productive
Illich nous alerte sur le fait que nous avons admis depuis longtemps déjà comme une chose naturelle et banale le fait d’avoir besoins de soins médicaux de routine.
À chaque âge de la vie danse le spectre de potentielles pathologies qu’il faut à tout prix éviter.
Nous en sommes arrivés à un point où nous vivons une succession de tranches de vie qui exigent chacune une forme particulière de consommation thérapeutique.
Ainsi, nous confions successivement nos maladies théoriques aux pédiatres, aux gynécologues, aux gériatres, aux spécialistes de tous poils.
Selon Illich, tous les âges sont médicalisés, tout comme le sexe, le quotient intellectuel ou même la couleur de la peau !
Être enceinte, accoucher, allaiter, sont autant de conditions « médicalisables », comme le sont la ménopause ou la petite enfance, la puberté, la dépression, l’épuisement, l’alcoolisme, le deuil, la vieillesse, l’obésité, etc.
Bien évidemment, toute cette clientèle potentielle est catégorisée en fonction du statut social.
L’innovation médicale, par exemple, est toujours privilège de riches.
Autre exemple donné par Illich à ce sujet : « La consommation de soins préventifs est le dernier en date des signes de statut social chez les bourgeois. Pour être à la mode, il est nécessaire aujourd’hui de consommer du « check-up ».
Cependant, le résultat est souvent à double tranchant : « La vérité est que le dépistage précoce transforme des gens qui se sentent bien portants en patients anxieux. »
« Cette pratique renforce les gens dans la conviction qu’ils sont des machines dont la durabilité dépend de la fréquence des visites à l’atelier d’entretien, et ils sont forcés de payer pour que l’institution médicale puisse réaliser ses études de marché et développer son activité commerciale. »
« La médicalisation du dépistage précoce non seulement gêne et décourage la véritable prévention, mais entraîne aussi le patient potentiel à se comporter en permanence comme un objet dont le médecin est à la charge. Il apprend à s’en remettre à son médecin dans la bonne comme dans la mauvaise santé. Il se transforme en patient à vie. »
En quelque sorte, ce rituel médical prive l’homme de la jouissance du présent.
Nous devenons tous des malades potentiels, obsédés par la peur d’affronter une quelconque maladie…
La déshumanisation en marche
L’industrialisation, quel que soit le domaine, a du bon mais aussi une grande tendance – ô combien dommageable : elle mène quasi systématiquement à la négation de l’Humain.
Autrefois, l’échange d’humain à humain entre le médecin et son patient faisait en quelque sorte partie des soins.
L’art médical était aussi celui de l’écoute.
De nos jours, l’écoute du patient se fait au travers de machines ou d’instruments.
Le scanner « écoute », la radio « écoute », le tensiomètre « écoute », l’analyse de sang « écoute »…
Selon Illich, le médecin qui écoute une plainte (réellement, avec tout ce qu’elle comporte) devient une rareté qu’il serait dommageable de voir disparaître au profit d’instruments technologiques.
Le patient doit en réalité se conformer maintenant à une espèce de grille médicale, qui renonce aux ressentis, à l’individualité des maux.
N’ayez surtout pas en tête de sortir du protocole qui est prévu pour vous !
Toute action qui n’en ferait pas partie est, la plupart du temps, diabolisée à l’extrême.
Et pire encore, si la technologie estime que rien ne cloche chez vous alors que votre souffrance est bien réelle, ne vous attendez pas au moindre soutien.
« Tout ceci est dans votre tête cher Monsieur, chère Madame. »
Vous vous retrouvez alors seul face à vos questions et vos symptômes.
L’obsession de la santé parfaite
Voilà un thème intéressant !
Je suis le premier concerné par cette question car vous ne manquerez pas de me faire remarquer que mes conseils visent bien souvent à vous mettre en garde contre tel ou tel danger.
Je l’admets, nous pouvons avoir tendance à poursuivre un idéal qui n’existe pas.
Et d’ailleurs, le monde médical dans son ensemble l’a bien compris et crée sans cesse de nouveaux besoins de soins, plus ou moins absurdes.
Il est fondamental d’en avoir conscience.
D’autant que, plus grande est l’offre de santé, plus les besoins et les potentielles maladies prennent de la place dans nos vies.
Chacun exige que le progrès mette fin aux souffrances du corps, maintienne le plus longtemps possible la fraîcheur de la jeunesse, et prolonge la vie à l’infini.
Quel que soit le soin que nous accordons à notre santé, quelles que soient nos connaissances en la matière, notre condition humaine fait que la maladie, la souffrance, les défaillances, et in fine la mort, font partie de notre chemin de vie.
Elles sont inévitables !
Cela ne signifie pas qu’il faille subir, mais que la quête effrénée de la santé parfaite est illusoire.
Plus la technologie progresse et plus l’Homme se prend à rêver d’immortalité, d’une vie entière sans la moindre souffrance.
Aller en ce sens revient à aller à l’encontre de ce que nous sommes, fondamentalement.
Bien évidemment, si vous lisez son ouvrage, vous verrez que les propos d’Illich apparaissent par endroits excessifs, voire caricaturaux.
Cependant, je crois qu’il est intéressant de retenir que le danger de la médecine standardisée est de nous enfermer dans une forme de dépendance et d’un oubli des limites.
Humains nous sommes, humains nous resterons… espérons-le.
Oui ! Très intéressant et qui nous porte à la réflexion et considération !
J’ai 90 ans depuis 10 ans avec des problèmes divers …Ce que je viens de lire est Exactement ce contre lequel je m’impose vivement .JE VEUX QUE L’ON ME SOIGNe « » » »‘pas avec du doliprane « » » » » merci pour cette vérité ******
Très intéressant, vous m avez donné envie de lire le livre.
Merci
Non parfait comme analyse en souhaitant que cela ouvre les yeux a pléthore de personne, y compris au monde médical qui ne considère le patient que sous le prisme du rapport, et sans humanité, seul leur analyse compte et difficile de lutter contre cela, sans se faire mal voir.
Dés que nous refusons certains protocoles établis.
J’ai bien aimé ce texte, et je suis d’accord pour l’essentiel. Je dois dire que malgré tout l’intérêt de vos messages, et de ceux de certains de vos collègues, j’ai aussi l’impression très agaçante que vous pouvez aussi nous « rendre » malades : attention à ceci, à cela, attention aux doctrines officielles, on vous cache quelque chose etc…De nouveaux sujets de préoccupation apparaissent, auxquels on n’avait jamais pensé…on a l’impression qu’on remet une pièce dans la machine . Résultat, je me suis désabonnée de sites pourtant sérieux, je ne lis plus certains messages…Cela ne supprime pas l’intérêt de beaucoup d’articles ou… Lire la suite »
Je suis bien d’accord avec vous, tous ces messages qui nous alertent que nous avons peut-être une maladie que nous ignorons sont extrêmement pénibles. J’ai beau me désabonner de certaines lettres j’ai l’impression qu’il y en a toujours plus, et toujours plus de propositions de méthodes uniques pour aller mieux, avec multiples messages relayés les uns par les autres, et insistance lourde si on ne répond pas, comme si on était des gosses.Tout ce côté marketing a fini par me rebuter. Il y a quand même là un côté buisness… désolée de dire aussi crûment.
Bonjour et merci pour votre lettre
Ivan Illitch, un homme à découvrir et à approfondir.
J’ ai beaucoup aime cette lettre parce que justement elle offre une reflexion
indispensable pour redevenir ou rester souverain de Soi.
D’autre part elle reflète bien le danger qui menace nos sociétés avec le deploiement des produits chimiques issus de l’agriculture dans les laboratoires pharma….
Voilà ma pensée de ce soir
martine Garcia
Je pense exactement cela et fais comme les chinois , vois mon médecin homéopathe qui premièrement m’écoute point savoir quels sont mes objectifs et ceux réalisés ainsi que mes inquiétudes pour rétablir mon entièreté énergétique avec des aimants . En bref une médecine holistique qui tient en compte tout mon être et je pense que cette frénésie du progrès, cet éloignement de l’humain crée l’illusion que nous sommes éternels et personne , à part les disciplines spirituelles comme le bouddhisme ne nous prépare à notre mort future . Votre article est excellent merci infiniment de ce moment et mettre des… Lire la suite »
Personnellement, déçue par les praticiens »n’étant plus aujourd’hui que des tiroirs caisses » j’ai depuis plusieurs années pris l’habitude de me soigner par moi-même. Quand j’ai un bobo ou une douleur quelconque, j’ouvre ma bible HE, mon guide d’herboristerie et je consulte ma pharmacienne naturopathe. J’ai passé les 70 ans et j’espère que je tiendrai encore longtemps comme ça. Je consulte mon médecin 1 fois tous les 6 ans en moyenne. Fabrication maison de (sirops, macérâts, tisanes, décoction….. Avec les plantes de mon jardin et de la nature environnante. Bien sûr avec également une hygiène alimentaire surveillée.
Enfin un article intelligent!!
Il faut rester soi-même, lucide, vigilant face aux médecins et remonter les bretelles à ceux qui sont négligents, qui nous bâclent ou ne nous écoutent pas!
Et la déshumanisation est partout dans toutes les sphères!
et les pharmaciens ressemblent plus à des épiciers qu’à des personnes senseés nous conseiller.
Lire ma réponse à Anna Périnet-Marquet. Sinon merci de ramener Ivan Illytch vers nous, qui fait réfléchir oh combien
Il a vu juste ce monsieur!!!
Très intéressant, comme toute synthèse de problèmes de société qui souligne la deresponsabilisation de l’humain, dans la santé ou l’argent (suppression de l’argent liquide), dans la toute puissance du smartphone… Nos enfants vivront dans un autre monde qu’on a du mal à imaginer…
Vos écrits sont intéressants et nous font réfléchir sur notre quotidien puisque nous n’avons plus l’habitude de nous poser et justement de penser à ces thèmes cela réveille notre conscience et peut être nous modifions notre quotidien donc nos habitudes plus sereinement et plus en conscience.. merci pour tout cela
Merci, cette analyse d’un grand écrivain est très intéressante !
Merci beaucoup de partager cet auteur c’est passionnant et malheureusement vrai.
Excellent point de vue et d’analyse d’Illich plus que jamais d’actualité sur les dérives techniciennes, technocratiques et de déshumanisation du système d’un système de santé institutionnalisé et de plus en plus liberticide ! D’où la nécessité de reprendre en main sa santé avec le recul et surtout l’esprit critique nécessaire…
Bonne réflexion. Il reste a garder à l’esprit de considérer que nous sommes notre propre médecin et qu’il est primordiale de davantage écouter notre corps et notre esprit. Ceci afin de rester libre de nos pensées et actions sur notre santé !